Francis Bacon, Portrait d’Henrietta Moraes, 1963

Dans le coin d’une chambre, un lit . Sur le lit, une femme.

 

 

 

Un point de vue étonnant qui hésite entre face et plongée, qui donne le vertige.

 

La perspective est faussée par des lignes qui ne se croisent pas selon la règle, et aplatie par le rouge cru et homogène du sol et du matelas

 

Au centre de ce cadre géométrique, ou même les oreillers semblent rigides, trône la créature courbe.

 

Forme voluptueuse, on reconnaît le corps nu d’une femme.

 

Mais ou est son visage ? Qu’arrive-t-il à sa chair ?

 

Une humaine dont l’image monstrueusement déformée a l’apparence malsaine d’une couleuvre, alors que sa pose lascive et ses courbes pleines laissent intacte sa sensualité.

 

Et en dessous, deux tâches noires, deux accidents de pinceau.

 

 

 

Un paradoxe.

 

Un tableau figuratif et déformé, composé et compulsif, froid et violent, attirant et répugnant.

 

La peinture de Francis Bacon ne se lit pas facilement, et les hommes qui l’ont étudié sont encore moins lisibles.

 

 

 

Le monstre, l’humain, la cage, la viande, l’accident, le sexe sont des motifs récurrents de son œuvre, qui font du Portrait d’Henrietta Moraes un tableau représentatif, si ce n’est emblématique.

 

Il pourrait donc servir de fil rouge pour étudier le travail de Francis Bacon. Interroger la partie pour comprendre l’ensemble.

 

 

 

Des monstres de viande et de sexe

 

une œuvre post-apocalyptique

La souffrance de la chaire est manifeste dans le Portrait d’Henrietta Moraes. Un corps difforme, torturé et sexuel. Pourtant ce tableau n’est pas le plus monstrueux de Bacon. En effet, en avril 1945 il exposait à la Gallerie Lefevre (Londres) ses Trois études de personnages au pied d’une crucifixion, l’œuvre qui amorça sa carrière de peintre, après un « faux départ » en 1933. Trois panneaux, trois espaces fermés par une perspective, qui enferment chacun un monstre aveugle et hurlant. Dans ces créatures inaptes, on reconnaît ici une oreille, là un menton, comme si on avait assemblé un humain dans le mauvais ordre. Inutile de dire que le tableau scandale, au lendemain de la guerre, où les gens souhaitaient reprendre le cours de leur vie. Francis Bacon les mettaient alors face à leur propre monstruosité. Car, juchés tels des vautours, les trois personnages ne sont pas des apôtres pleurants, mais des spectateurs affamés, les mêmes qui défilaient quelques jours plus tôt devant le cadavre de Mussolini à Milan, quelques jours plus tard en uniforme à Dachau, ces goules qui se rassemblent autour de la dégradation humaine.

 

des audaces nécessaires

Heureusement (pour elle), Henrietta Moraes ne subit pas tout à fait le même traitement. Au lieu de sous-créatures anonymes, avatar de l’inhumanité humaine, Henrietta Moraes est une beauté rongée qui conserve son identité. Car, pour Bacon, la déformation est l’identité. Et la vie. C’est la vie que l’artiste tente de capturer, et non son imitation. Michel Leiris, dans Francis Bacon, Face et profil, a à ce sujet des paroles très éclairantes (malgré une écriture obscure) :

« déformations qui sont des audaces nécessaires car à défaut l’image ne serait pas plus qu’une effigie, alors qu’avide de présence irréfutable Francis Bacon semble ne pas se contenter d’évoquer des êtres et des choses réelles ou imaginaires dont les figures meubleront la surface de sa toile mais tenir, aussi arbitrairement qu’il puissent être traités, à les faire positivement exister dans l’espace fictif qui leur est alloué. »

Sans psychologisation, sans imitation, Francis Bacon est à la recherche de la souffrance et de l’énergie des individus à exister.

du mensonge véridique

« Mon plus grand désir est d’apprendre à changer et à refaire la réalité. Je voudrais que mes toiles soient inexactes et irrégulières de telle sorte qu’elle deviennent des mensonges, si vous voulez, mais des mensonges qui sont plus vrais que la vérité littérale. »

Van Gogh

Car le réalisme en art ne doit pas se confondre avec la simple volonté d’imiter, de traduire en un langage convaincant, ce qui existe objectivement. Francis Bacon veut exprimer, et non représenter, une réalité essentielle, débarrassée des écrans trompeurs de l’apparence : la réalité que nous ressentons, qu’il ressent, en observant sont modèle. Une peinture émotionnelle, mais jamais affective ni dramatique. Ses figures n’ont nul besoin de compassion. Elles ne racontent pas d’histoire, elles existent.

« Tentative de capturer l’apparence avec l’ensemble des sensations que cette apparence particulière suscite en moi. »

 

 

 

La conjugaison de la beauté et de sa négation

 

la grande manière

On a vu que Francis Bacon s’identifiait aussi bien à Baudelaire qu’à Van Gogh. Ses références ne s’arrêtent pas là. Ainsi, la Fondation Beyeler (celle-là même qui possède le Portrait d’Henrietta Moraes) a-t-elle organisée en 2004 une grande exposition regroupant une quarantaine de toiles de Francis Bacon et un nombre équivalent d'œuvres d'autres artistes, parmi lesquels le Titien, Vélasquez, Rembrandt, Ingres, Degas, Picasso, Giacometti, ainsi que des films d'Eisenstein et de Buñuel. Le rapport au surréalisme est sans doute le plus évident (formes hybrides, cohabitation de la figuration et de l’onirisme, hasard), bien que Bacon ait été refusé à l’exposition de 1936. Le traitement des expression humaines d’Eisenstein lui inspira des tableaux, notamment dans la scène de l’escalier d’Odessa, le cris de la nourrice dans Le Cuirassé Potemkine (1925). Fasciné par la texture des pastelles de Degas, il en réalisa lui même de nombreuses. Les pièces de boucheries de Rembrandt ou Soutine se retrouveront également dans ses tableaux, tout comme le Portrait d’Innocent X de Vélasquez, sujet d’innombrables études.

 

 

 

convergences

 

Francis Bacon réalise donc une sorte de synthèse de la tradition picturale, qui amènera certains critiques à lui donner le titre de plus important peintre du siècle, avec Picasso. Il réinventa l’usage du triptyque, donna un nouveau souffle au figuratif, influença toute une génération d’artistes (même Cronenberg, paraît-il).Mais Francis Bacon ne se nourrissait pas que d’œuvres. Une grande partie de son inspiration provient d’images non-artistiques. Il possédait par exemple un manuel de dermatologie illustrant des maladies de peau. John Russel décrit l’atelier du peintre sous un amoncellement d’images, découpées dans des magazines ou ramassées dans la rue. On sait également que nombreux de ses portraits ont été réalisés d’après de simples photos d’identité. Il s’intéressa d’ailleurs vivement aux travaux de Muybridge sur la décomposition des mouvements.

 

 

 

les accidents

 

« Tous mes tableaux sont des accidents » dira-t-il. Michel Leiris les qualifient de « dûment composés et furieusement spontané ». En effet, plus que la distorsion des corps et la construction de l’espace, c’est le hasard qui donne vie aux tableaux de Francis Bacon. Flèches ou ellipses placées arbitrairement, projections de peintures, captent l’instant au vif, bouleversent la dynamique. La peintre va même jusqu’à rechercher l’accident qui viendra altérer son projet. Bavure du pinceau, lapsus manuels sont pour lui autant de nouveaux départs. C’est dans cette transgression de l’ordre, aléatoire ou arbitraire, dans cette folie qu’est sensée vibrer la vie.

 

 

 

 

Le portrait

 

 

 

 

des créatures déjà rongées

 

L’art du portrait est millénaire, et pourtant, d’après Francis Bacon, il n’a jamais été aussi difficile. Dans ses entretiens avec le journaliste David Sylvester, il explique cette complexité par l’évolution de notre regard sur nous-même. L’homme ne peut plus accepter une conception unitaire de sa personnalité, de même qu’il n’est plus ému par l’apparat qui accompagne d’ordinaire toute représentation de la puissance. Imparfait, le portrait doit exprimer l’imperfection du modèle, sa contradiction, son dépérissement. D’où des déformations, des distorsions, qui ne sont en rien des punitions. Michel Leiris nous dit à ce sujet :

 

« Il n’y a là aucune volonté moralisatrice. Bacon a connu dans sa vie des personnages bizarres, mais il ne les juge jamais sur des critères moraux, et il ne cherche certainement pas à extraire le côté Mr.Hyde des sujets qu’il imagine, pour laisser le docteur Jekyll dîner seul à son club. »

 

 

 

une peinture obsessionnelle

On ne s‘étonne plus du caractère de Francis Bacon, un authentique marginal. En plus de quarante années de carrière, il aura peint presque deux cents tableaux, sans jamais s’adonner à l’abstraction. Si certains motifs sont récurrents, comme le lit, la viande ou le parapluie, on remarque qu’il en est de même pour les sujets. Francis Bacon, toujours hanté par une question, fonctionne par série. Il peut aussi bien peindre une dizaine de toiles à la suite, que reprendre la variation d’une œuvre commencée des années plus tôt.

 

 

 

 « Parfois [mes tableaux] sont mieux au sein de la série qu’isolés, parce que malheureusement, je n’ai jamais été à même de réaliser ce tableau unique qui pourrait représenter la somme des autres .»

 

 Ainsi, on remarquera la série des Crucifixions, des Papes, des Van Gogh. Mais les plus grandes séries sont celles des portraits. Au fil des années, il aura quelques modèles, on ne peut pas dire nombreux, auxquels il sera lui-même très fidèle. Francis Bacon ne peut peindre dans l’indifférence, et, conscient du choc qu’il suscite chez ses modèles en attaquant leur image, il ne peut le faire subir qu’à ses amis.

Henrietta Moraes

Il peint ainsi les portraits d’Henrietta Moraes, Isabel Rawsthorne, Lucian Freud, George Dyer, Michel Leiris, John Edwards. Henrietta Moraes est moins artiste que muse. « Reine de Soho » dans les années 50, elle fut le centre d’une communauté de jeunes artistes vivant la bohème. Mariée plusieurs fois, alcoolique, toxicomane, elle est le type même de personnage « déjà rongé » qui inspire Francis Bacon. Dans ses portrait d’elle, il arrive à exprimer cette sensualité, ce pouvoir d’attraction, en même temps que la fureur autodestructrice qui l’habite, l’incohérence, le déséquilibre qui fait un individu fascinant.

 

 

 

 

Francis Bacon est un peintre inclassable, qui, malgré ses affinités avec de nombreux artistes comme Giacometti ou Kooning, ne peut être accroché à aucun mouvement. Lui-même se réclame d’un réalisme essentialiste, qui consiste à capter « le cru et le vif », la sensation sans filtre d’existence.

 

Son ambition se traduit par une peinture à la croisée de tous les mouvements picturaux. Figuratif comme les grands maîtres, aléatoire comme les surréalistes, conceptuel comme Picasso… La marque baconienne se caractérise par des espaces fermés (traités en aplat, tout en jouant sur des effets de rapprochement de d’éloignement, notamment avec les lignes droites), la dislocation de la figure humaine, et l’accident, l’intervention de l’arbitraire et du hasard.

 

Le Portrait d’Henrietta Moraes, est en cela représentatif de toute son œuvre.

 

Francis Bacon est un esprit torturé par ses questions existentielles. Introspectif, anxieux, un authentique irresponsable. Michel Leiris dit à propos de ses tableaux :

 

« Bien que leur auteur affirme qu’il ne délivre aucun message, je constate par expérience personnelle que pareilles œuvres aident puissamment à sentir ce que pour un homme sans illusions est le fait d’exister. »

 

Bibliographie

 

LEIRIS Michel, Francis Bacon, face et profil, Editons Albin Michel, Paris, 1987

RUSSEL John, Francis Bacon, Editions Thames&Hudson, Paris, 1994

FAUCHERAU Serge, Francis Bacon 1909-1992, Editions Cercle d’Art, Paris, 2003

 

 

 

 

Qu’il rende compte de choses existantes ou procède essentiellement du jeu de l’imagination, l’art n’a-t-il pas pour fonction dernière de nous sauver du désastre en doublant le monde usuel d’un autre monde agencé au gré de notre esprit, selon un ordre intime qui, en tant que tel, tranche sur l’invraisemblable fouillis de la réalité ambiante ?

Michel Leiris, Francis Bacon, face et profil

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